Nous abordons aujourd’hui la quatrième et dernière présentation de notre deuxième session. A l’instar de la précédente, elle traite des territoires urbains. Le second territoire urbain concerné est la ville d’Alger.
Pour mémoire, le webinaire du 8 avril est le premier d’une série de trois, destinés à traiter de la rareté de ressources emblématiques de la Méditerranée, mais aussi des solutions, traditionnelles comme innovantes, qui s’appliquent à la recherche, à la conservation et à une gestion optimisée de celles-ci. Les trois ressources que l’AVITEM a décidé d’examiner sont l’eau, l’énergie et les déchets.
Intervention de Najet Aroua : docteur en architecture et en urbanisme & environnement, Laboratoire de Conception et de Modélisation des Formes et des Ambiances architecturales et urbaines (LaCoMoFa), Université de Biskra, Algérie
A lire le titre de cette présentation : Comment poser la question de l’eau à Alger ? , on devine un objectif « prémédité » d’élargir le champ du questionnement qui est souvent réduit à sa dimension technique ou structurelle. Il s’agit par conséquent de rappeler à la fois l’effet du temps/l’Histoire, de l’espace/la géographie, et ce qui les relie, c’est-à-dire l’ensemble des systèmes écologiques qui les animent, remonter aux origines et tenter d’identifier les aspects de la question de l’eau à Alger.
Notre propos est d’essayer d’expliquer depuis quand l’eau est-elle devenue « une question » à Alger ? Pourquoi et en quels termes ? Considérant l’eau en tant que ressource, en l’occurrence faible et irrégulière, elle désigne une demande ou des besoins non satisfaits. Or, elle se décline aussi en tant qu’aléa et risque. Dans ce cas, quelle serait le niveau de ce risque ? Est-il circonscrit ? Diffus ? Menace-t-il tout ou partie de la ville ? Déborde-t-il sur la wilaya ? Le bassin versant ? A quel horizon est-il appréhendé ? Dans quel ordre de priorité ? Pour qui ? Enfin, qui pose la question de l’eau aujourd’hui à Alger ? Qui contribue à la poser ou éventuellement à trouver des solutions ? Et pour aller plus loin, j’aimerais aussi aborder le rôle de l’urbanisme dans sa propension à y contribuer.
De ce que l’on sait de la ville d’Alger, qui devient capitale d’un Etat au début du XVIème siècle et pendant toute la période ottomane, l’approvisionnement en eau aurait commencé à devenir préoccupant au XVIIème siècle. Quelles sont nos sources ? Le système d’approvisionnement en eau ne cesse d’être amélioré, renforcé pendant toute la période ottomane (début XVIè- début XIXè s). Mais à partir du XVIIème siècle, un décret oblige les habitants de la ville à aménager des citernes sous les patios de leurs maisons. Ce décret est de grande signification car, malgré les aqueducs qui alimentent Alger avec l’eau de la campagne environnante et les puits privés, la demande semble dépasser l’offre. Pour la première fois peut être, les trois types de ressources sont systématiquement mobilisés : les eaux superficielles amenées par les aqueducs, l’eau de pluie stockée dans les citernes souterraines et l’eau des nappes phréatiques puisées à différentes profondeurs. Dans la partie aval de la ville, les puits sont moins profonds que dans la partie amont.
Alger avait également un réseau urbain d’assainissement suivant les lignes de Talweg. Ce qui facilite le drainage des eaux de pluies et des eaux usées ou usagées jusqu’à la mer, leur exutoire naturel. Le risque d’inondation urbaine est ainsi globalement maitrisé. Il est permis de croire cependant que suite à la construction de la jetée Kheiredine du port d’Alger au début du XVIè siècle, les eaux pluviales perdent un de leur parcours et exutoire naturel vers la mer. C’est le début de l’artificialisation du littoral et probablement l’origine du problème des inondations dans les quartiers bas de la ville à ce jour.
L’eau était alors un service public participatif puisque le financement des travaux hydrauliques et leur entretien sont partagés entre l’Etat et les habitants organisés en corporations de métiers, associations de quartiers ou à titre individuel. La gestion de l’eau revient à une corporation responsable de l’eau, qui gère notamment les fontaines publiques. A titre d’exemple, les habitants y participent soit par un financement perpétuel à travers le « habûs » (mainmorte), un don, la participation volontaire à des travaux de main d’œuvre ou la fourniture de matériaux. Cette organisation sociale et ce système hydraulique ont permis à la ville de ne pas manquer d’eau de façon critique et à faire face aux aléas hydroclimatiques (faible pluviométrie notamment) ou aux risques liés à l’eau (contamination, ruissellements torrentiels, etc).
A partir de la colonisation française de l’Algérie en 1830, la ville commence à s’étendre au-delà de ses murailles. Elle déborde sur les collines et, plus important, sur la plaine, très riche en eau. Par le passé, la plaine nourrissait la ville et la pourvoyait en eau dont son sol regorge. Elle est alors exploitée dans le cadre d’une agriculture intensive, à l’opposé de l’agriculture de subsistance des siècles passés, puis rapidement urbanisée d’Est en Ouest. L’industrie n’y apparait que tardivement –vers 1958- sous forme d’usines de transformation et petites manufactures. L’assèchement systématique des marais à partir de 1840 et l’urbanisation (imperméabilisation du sol) mettent progressivement fin au risque sanitaire –paludisme- mais favorise les inondations par temps de pluie.
Avant 1830, la plaine de la Mitidja était habitée par quelques fermiers qui avaient appris à vivre ou survivre au paludisme au milieu de vastes champs de culture. Ils drainent l’eau excédentaire vers la mer ou les oueds à travers des canalisations en terre cuite. Par la suite, l’assèchement systématique des marais remplace ce risque sanitaire par un risque d’inondation : l’eau excédentaire déborde désormais dans les rues des nouveaux villages de la colonisation avec parfois des hauteurs dépassant un mètre. Les inondations causent de nombreuses victimes et beaucoup de dégâts matériels. Puis, l’activité industrielle du XIXè siècle, amorce la pollution des cours d’eau et de la nappe phréatique qui se poursuit à ce jour.
D’après les documents que l’on peut consulter sur l’histoire de l’eau à Alger, c’est véritablement à partir de 1880 que l’eau commence à devenir une question avec notamment des problèmes d’approvisionnement d’une population croissante et une ville de plus en plus étendue et dense. Ces risques et ces insuffisances se sont progressivement intensifiés jusqu’à nos jours. Aux causes naturelles, sécheresses, variations climatiques, viennent s’ajouter les causes structurelles dues à une insuffisance d’équipement de stockage, distribution, etc.
Depuis l’Indépendance de l’Algérie en 1962, Alger poursuit son développement sous forme de densification et d’extension aux dépends des terres agricoles qui l’entourent au point que les risques liés à l’eau ont atteint aujourd’hui un point critique. Tout le monde se souvient des inondations de Bab El Oued en 2001 qui ont fait des centaines de disparus et des centaines de victimes, énormément de dégâts matériels que l’on a vite attribué à une urbanisation anarchique des berges de l’Oued Koriche. On a seulement oublié qu’une rivière finit toujours par revenir à son lit initial. A ce problème d’inondation, vient s’ajouter celui de la stagnation de l’eau et du débordement des réseaux, comme régulièrement enregistré dans la commune de Hussein Dey qui se trouve au niveau de la mer. La ligne du tramway qui traverse cette commune offre aux habitants le plaisir, ou le désagrément, de le comparer au ferryboat : en effet, après de fortes pluies, l’eau peut atteindre presque 50 à 60 cm.
Enfin, se pose également le problème de la contamination de l’eau. En 2018, il y a eu des cas de choléra notamment à Blida puis à Alger. Les maladies à transmission hydrique (MTH) n’ont pas totalement disparu et il en est de même pour la pénurie et les coupures momentanées de l’approvisionnement en eau potable qui en résultent pouvant durer quelques heures ou quelques jours. Concernant celle-ci, on avait commencé à y parer au début des années 2000 avec le dessalement de l’eau de mer, les plans Orsec, l’intensification des forages, les transferts, etc. C’est-à-dire en ayant recours encore et toujours et exclusivement aux solutions techniques. Mais depuis quelques semaines, quelques mois, la pénurie d’eau à Alger est réapparue et beaucoup d’habitants ont déjà réaménagé des citernes, que ce soit dans les sous-sols ou même en terrasse de leurs maisons. L’inconvénient, c’est que ce n’est plus de l’eau de pluie que l’on stocke mais l’eau municipale, ce qui induit une forte augmentation de la facture. Parallèlement, les camions citernes, qui n’avaient pas totalement disparu dans certains quartiers, ont réapparu en nombre. Ils vendent l’eau plus chère que le prix officiel. Il y a donc un équilibre qui est rompu entre l’eau et la ville.
Alors quelles sont les réponses qui sont apportées aujourd’hui ?
Le secteur de l’eau monopolise maintenant l’attention à Alger. Cependant, les solutions relèvent aujourd’hui encore de la « technologie » mises en avant par le secteur de l’eau, qui y fait face seule : c’est à dire que la pénurie trouve des solutions dans encore plus de forages, encore plus de transferts, encore plus de mobilisations des ressources non-conventionnelles, de rationnement, sans pour autant satisfaire la demande. Cela illustre bien la vulnérabilité croissante de la ville en termes de pénurie et d’autres risques liés à l’eau. Du point de vue de l’urbanisme, ce que nous préconisons, c’est de combiner savoirs anciens et connaissances scientifiques et adapter l’urbanisation à la capacité de charge hydrique d’un territoire. Lorsqu’il n’est plus possible d’alimenter en eau une commune ou une partie de commune, au lieu d’aller chercher l’eau plus loin, là où elle est disponible, le bon sens recommande de commencer par économiser les ressources locales, et idéalement de prendre compte de cette capacité de charge locale et ce qu’on appelle « l’empreinte bleue » en amont de la planification urbaine, c’est-à-dire avant ou au moment d’envisager l’urbanisation d’un territoire.
Le minimum requis est de veiller à la cohérence de la planification territoriale et urbaine avec la planification hydrique. Ce ne sont pas les deux seuls secteurs qui sont concernés par l’eau évidemment, puisque tous les secteurs sont impactés, comme le précise d’ailleurs la loi, mais concrètement ce n’est pas encore le cas. Il y a par exemple les Comités de l’eau qui sont opérationnels. Mais à quel point le sont-ils au niveau stratégique puisque c’est là où tout se décide ? Les notions que nous souhaitons réintégrer dans la planification urbaine, sont les suivantes : prendre en compte les cycles, les systèmes, la dynamique et la géographie de l’eau, élargir l’horizon temporel et territorial, intégrer et renforcer la participation de la population y compris à travers son savoir et ses expériences.
Dans la dernière diapositive, on peut voir la proposition concrète de Charte urbaine que nous avons élaborée : elle prend en compte la géographie et la dynamique de l’eau en les intégrant au processus de planification urbaine en tant que ressource, en tant que risque et en tant que patrimoine naturel, qu’il soit paysager, zone humide, biodiversité, etc, sans oublier d’y associer l’intersectorialité, la participation citoyenne et évidemment la solidarité entre les territoires que cela exige.
Actuellement nous co-supervisons une thèse doctorale sur le cas d’Annaba. La thèse sera défendue le 20 de ce mois (20/05/2021). Ce travail consiste à évaluer quantitativement et qualitativement l’impact de la dynamique urbaine sur la dynamique des hydrosystèmes, notamment en termes d’aggravation du risque d’inondation. Les calculs portent sur le temps de concentration et les débits. Ces données montrent que la dynamique urbaine, et non l’urbanisation en soi, mais sa répartition spatiale interfère avec le fonctionnement et l’équilibre écologique des hydrosystèmes. Ces résultats plaident une fois de plus en faveur de l’approche du « water sensitive urban design . Au regard de l’histoire des établissements humains, elle n’est pas nouvelle en tant que démarche d’aménagement. Elle consiste à proposer des aménagements en amont, au stade de la planification, qui soient respectueux du système et du cycle de l’eau en termes quantitatifs et qualitatifs inspirés des processus naturels.
Dans cette perspective, nous avons répondu à un appel lancé par l’AGIRE, qui est l’Agence de gestion intégrée des ressources en eau en Algérie, et proposé un projet de recherche en ce sens. Ce projet s’appuie sur des aménagements urbains destinés à réduire les risques d’inondations et de contamination dans certains quartiers vulnérables de Annaba. Malheureusement, il n’a pas été retenu, ce qui prête à croire que l’AGIRE continue à favoriser les solutions techniques et par conséquent qu’un effort de communication de notre part doit se faire en ce sens. Mais nous restons persuadés que la mutation va se faire parce que tous les acteurs sont maintenant conscients de l’impact de l’urbanisation sur l’eau en général, que ce soit en tant que système ou en tant que cycle. Cela pourra consister par exemple à valoriser les eaux pluviales, valoriser les eaux usées traitées selon les usages et selon les exigences.
DISCUSSION
Perrine Prigent : Conseillère municipale de la ville de Marseille
Un tout petit mot pour remercier Mme Arouapour sa passionnante présentation et pour préciser que la ville de Marseille porte la même philosophie. La Charte urbaine de l’eau que vous présentez et qui inclutle paysage, la ville, est extrêmement pédagogique et permet de prendre en compte une quantité de données, qui nous intéressent au plus haut point.
Jean Charles Lardic : Expert en développement durable et en ingénierie de la gouvernance locale
Je crois qu’effectivement, il faut insister sur la nécessité de prendre en compte les situations locales. Comme il a été dit, il est nécessaire de tirer profit des eaux pluviales et parfois des eaux usées. Nous savons que les disponibilités en eaux sont très fluctuantes et il faut se garder des visions sectorielles qui peuvent être mises en défaut, même si elles peuvent paraitre parfois intuitives, comme le fait de vouloir arroser des cultures en faisant à tout prix des économies d’eau. Par exemple, les cultures biosont plus gourmandes en eau que certaines cultures intensives, mais elles apportent davantage à la collectivité sur tous les points de vue. Donc il y des changements de paradigmes, de modes de pensée à adopter, quand on tient compte des nombreuses finalités auxquelles doivent faire face notamment les collectivités territoriales et les acteurs de la société civile en général.
Pierre Massis : Modérateur
J’imagine que le défi est immense car la gestion de l’eau suscite beaucoup d’attentes mais aussi beaucoup de déceptions et de frustrations. Savoir répondre à cette demande-là, c’est un véritable enjeu pour les cités méditerranéennes.
Perrine Prigent : Conseillère municipale de la ville de Marseille
Effectivement, la question de l’eau est un problème majeur. Il entraîne des frustrations y compris en termes d’organisation du fait notamment qu’en France, il existe un système de coordination entre les collectivités. De ce fait, les communes ne sont pas pleinement compétentes sur la question de l’eau, qui remonte aux EPCI et en l’occurrence à la Métropole. Les communes n’ont pas pleinement la maitrise sur le sujet, même si cela nous incite à créer des partenariats forts ou de renforcer ceux qui existent déjà.
Jean Charles Lardic : Expert en développement durable et en ingénierie de la gouvernance locale
Il faut peut-être aussi réfléchir à renforcer le rôle de l’échelon local qui dispose en France de cette fameuse « clause de compétence générale » et qui est parfaitement justifiée par la proximité à la population et par la capacité d’avoir une véritable vision écosystémique sur des territoires à taille humaine.
Pour avoir accès à la présentation de Mme Najet Aroua, c’est par ici