Nous poursuivons la mise en ligne des interventions des orateurs du dernier webinaire, consacré au low tech en Méditerranée.
Pour mémoire, le webinaire du 1er juillet est le dernier d’une série de quatre, destinés à traiter de la rareté de ressources de Méditerranée, mais aussi des solutions, traditionnelles comme innovantes, qui s’appliquent à la recherche, à la conservation et à une gestion optimisée de celles-ci.
Voici la troisième et dernière intervention de la première session, celle des experts méditerranéens :
Intervention de Marjolaine Bert : Fondatrice et présidente de l’association EKO! et du projet « Low-tech with Refugees »
Bonjour à tous les panélistes, à vous, Mr l’Ambassadeur, et puis à l’ensemble des participants. Merci à l’AVITEM et merci à vous Mr Massis pour cette invitation.
C’était vraiment très éclairant les échanges qu’on a pu avoir jusqu’à maintenant avec les présentations de MM Lardic et Auzet, à la fois pour présenter ce qu’est la low-tech et ce que cela peut impliquer en termes de transition au niveau des territoires et de la politique locale, ainsi qu’à travers des exemples plus concret de low-tech. En conséquence, je vais sauter ces étapes de présentation habituelle pour m’attarder sur l’action que le projet « Low-tech with Refugees » peut avoir auprès des publics exilés, mais pas uniquement, puisque l’on travaille aussi avec les habitants locaux, et avec un panel assez large d’acteurs dans le cadre de notre activité. Je vais aussi vous partager les retours d’expérience que nous tirons de cette activité, en termes d’implémentation sur le terrain de ces systèmes low-tech, avec une volonté affirmée d’en déployer certains sur des territoires particuliers de la Méditerranée.
Je vais passer rapidement sur ces points (diapo page 2). Pour résumer, il y a trois éléments déjà évoqués pour définir une démarche low-tech :
- premièrement son utilité, c’est-à-dire le fait qu’elle réponde à des besoins concrets et essentiels. Cela dit, on se rend compte en fait que plus qu’à des besoins purement physiologiques, on va aborder des problématiques beaucoup plus profondes, qui restent physiologiques en partie sur l’aspect humain mais aussi concernant des enjeux plus globaux, tels que les besoins de transition et de changement sociétaux ;
- deuxièmement son accessibilité, à la fois d’un point de vue du coût et du savoir-faire. Le fait que la technologie soit simple et peu coûteuse la rend beaucoup plus accessible, et cela, tant en ce qui concerne les individus, que pour des politiques territoriales, des organismes/associations humanitaires, etc ;
- troisièmement sa durabilité, c’est à dire le fait que ces systèmes soient réparables, soient robustes, soient fabriqués avec des matériaux locaux, qu’ils soient issus de la récupération, qu’ils soient biosourcés, que ce soient des solutions techniques peu énergivores et peu polluantes.
Nous sommes donc sur une approche vraiment globale en termes d’empreinte environnementale, qui fait cohérence car c’est une approche systémique qui permet de croiser des enjeux économiques, sociaux, environnementaux.
Aujourd’hui avec le projet « Low-tech et réfugiés », nous agissons dans le cadre de trois contextes différents en Méditerranée et qui sont des lieux phares des migrations. Le premier lieu c’est Lesbos, l’île qui accueille le plus grand camp de réfugiés de l’Union Européenne à ce jour, à la frontière entre la Grèce et la Turquie, où j’ai lancé ce programme depuis janvier 2018. Ensuite, il y a Briançon, qui est un lieu de passage à la frontière franco-italienne très fréquenté par les exilés qui franchissent la montagne. Auparavant, ils traversaient la vallée de la Roya, mais désormais ils passent par des montagnes plus escarpées et plus dangereuses, sur les hauteurs de la région Sud. Et puis le troisième lieu c’est Marseille, en tant que ville d’accueil.
Dans chacun de ces trois contextes, sur chacun de ces trois territoires, les besoins des populations exilées sont vraiment différents. Cela tient aux conditions climatiques, à la densité de la problématique migratoire, à l’accueil plus ou moins effectif, enfin, à la présence d’acteurs qui peuvent contribuer à changer le cadre du tout au tout. D’ailleurs, à ce sujet, ayant déployé le programme sur ces trois territoires, j’ai vraiment pu expérimenter ce que veut dire adapter une solution et ne pas se contenter d’appliquer des solutions toutes faites ou « clé en main », comme cela a été dit en introduction. Il est fondamental d’être dans l’adaptation des systèmes et des solutions à ces différents contextes, et cela, toujours suivant un principe de subsidiarité, c’est à dire au plus proche des besoins et des utilisateurs, mais en conservant les mêmes principes, pour construire une démarche low-tech qui reste stable.
Aujourd’hui l’objectif de « Low-tech et Réfugiés » consiste à renforcer la résilience ainsi que l’autonomie individuelle et collective grâce à la low-tech. Pour ce faire, nous avons différents modèles d’intervention. Nous organisons, par exemple, des ateliers de découverte des systèmes low-tech sur des sujets extrêmement variés. Je ne vais pas reprendre les exemples cités par Mr Auzet de micro-hydroélectricité intégrée, d’éoliennes faites maison, etc car tout cela montre bien qu’il y a une panoplie de low-tech existantes ou encore à inventer, à explorer ainsi que de savoir-faire à partager. Nous mettons en place des formations professionnalisantes parce que les low-tech proposent aussi une opportunité d’accélérer la transition des personnes. Celles-ci mettent en avant des savoir-faire manuels et écologiques notamment qui s’intègrent parfaitement avec les enjeux des nouvelles économies. Nous proposons donc un accompagnement à l’insertion.
Nous avons des low-tech Maker Space qui sont en fait des ateliers partagés, ouverts, solidaires et inclusifs. Nous sommes d’ailleurs en train d’ouvrir à Marseille le plus grand Maker Space d’Europe, dans le 3ème arrondissement, dans un QPV (quartier prioritaire de la ville), au sein d’un bâtiment qui est mis à notre disposition par Euroméditerranée et qui devrait ouvrir dans le courant de l’année. Ce sera un lieu d’inspiration, de rencontres autour de ces sujets-là, et qui sera aussi fortement ancré sur le territoire marseillais et méditerranéen.
On intervient aussi en appui à d’autres acteurs des territoires en apportant les savoir-faire technologiques à des acteurs de la solidarité pour réaliser des économies d’énergies par exemple. Inversement, on va aussi intégrer des personnes issues de la migration dans des espaces qui sont généralement plutôt dédiés à des sujets d’écologie à destination de publics plus conventionnels. En fait, on fait le pont entre les thématiques sociales et environnementales. Il faut aussi dire qu’il nous arrive de diffuser à grande échelle quelques systèmes low-tech que nous trouvons particulièrement pertinents. À Lesbos par exemple, on a pu diffuser à grande échelle des solutions de cuisson particulièrement économes en bois, des matelas isolants pour les tentes à partir de gilets de sauvetage, des batteries externes de recharge de téléphones portables pour pallier aux difficultés d’accès à l’électricité. Nous avons aussi utilisé ce système à Briançon, ce qui montre bien qu’il y a certains systèmes que l’on peut réutiliser dans différents contextes parce qu’ils font sens sur plusieurs territoires. Toutefois, l’approche peut se révéler très différente et les systèmes low-tech doivent, de façon générale, être adaptés en fonction des territoires.
Ce que je voudrais partager avec vous de cette expérience que nous menons à une échelle relativement modeste puisque nous restons une petite ONG, c’est d’abord que nous inspirons aujourd’hui des acteurs bien plus importants du secteur de la solidarité internationale qui souhaitent pouvoir dupliquer notre approche sur des échelles plus vastes. En second lieu, c’est le fait qu’alors que le territoire méditerranéen est fortement marqué par l’enjeu migratoire, et que nous y avons vu, non pas un poids, mais une opportunité de rencontre à travers la low-tech en bravant les frontières linguistique, culturelle, religieuse dans le faire ensemble. Les personnes exilées qui participent à nos activités dans nos Maker Space, dans nos ateliers partagés, apportent des compétences, des savoir-faire qui sont extrêmement intéressants.
Julien, vous avez tout à l’heure partagé les résultats du questionnaire où finalement une majorité de personnes pensait que la low-tech consistait à aller puiser dans le passé. C’est bel et bien le cas dans le sens où l’on s’appuie sur des savoir-faire traditionnels, anciens qui sont issus d’une diversité culturelle et géographique. Toutefois, cette démarche s’appuie aussi sur de l’innovation, sur des matériaux nouveaux que l’on ne trouvait pas jadis. En fait, on valorise la complémentarité entre différents savoir-faire, ancestraux d’une part, nouveaux d’autre part. Les productions qui sortent aujourd’hui de nos ateliers n’ont rien d’ancien car on ne reproduit pas à l’identique des savoir-faire ancestraux, on s’inspire de ces savoirs traditionnels. Ces savoirs ont souvent été développés sous contrainte de ressources, ce qui fait qu’ils sont particulièrement résilients et adaptés à leur territoire.
On puise dans ces savoir-faire, dans cette histoire, mais nous avons aujourd’hui des ressources en termes de matériaux et de compétences qui sont bien différentes, et cela se détermine bien sûr en fonction des besoins. Par exemple, j’étais loin de penser que l’un des principaux besoins que l’on rencontrerait au sein du low-tech Maker Space de Lesbos serait la réparation de téléphones portables. Cela, parce que dans ma compréhension des besoins physiologiques primaires, j’identifiais l’eau, l’alimentation et l’habitat en haut de la pyramide. Alors que dans la réalité du terrain, on a pu se rendre compte que les besoins premiers étaient plutôt des besoins de communication, d’accès à des traducteurs automatiques en ligne, d’échange avec la famille, d’accès à l’information pour pouvoir se débrouiller au sein du camp. Au final, les téléphones portables et l’accès à l’énergie sont des priorités immédiates. Le fait de laisser de l’espace à la libre résilience dans le partage, l’appui, l’accompagnement, l’outillage, etc, permet d’être au plus juste dans l’identification des besoins et de faire émerger des innovations en adéquation totale avec ces besoins.
Aujourd’hui, on a des poubelles qui sont incroyablement riches, on innove beaucoup plus à partir de matériaux issus de la récupération qu’avec des matériaux biosourcés, et cela notamment dans les espaces urbains. Nos poubelles regorgent de richesses, et symboliquement, de la même manière que l’on peut voir dans ces déchets une richesse, je pense que l’on peut faire un parallèle symbolique avec les personnes qui sont exclues de la société et qui semblent être une charge pour celle-ci. Ainsi on peut voir en elle l’énergie, la disponibilité, les compétences, parce qu’elles ont un sens de la débrouillardise, de la valorisation qui est crucial au sein de l’économie informelle où on privilégie grandement le sens de la créativité manuelle, l’esprit de réparation, le fait d’utiliser chaque petit matériau. Toutes ces capacités ont en fait une valeur extrêmement importante dans notre société, pour la simple et bonne raison que c’est quelque chose que l’on découvre, parce que nous n’avons pas nourri ces compétences-là depuis la petite enfance au sein de nos systèmes scolaires, etc. Par conséquent, il me paraît évident que nous avons beaucoup à gagner à intégrer ces intelligences au sein de nos réflexions et de notre innovation.
Je vous remercie pour votre attention, et bien sûr je vais essayer de rester au maximum aujourd’hui pour écouter la suite des échanges. Par ailleurs je reste à l’écoute et disponible pour échanger par la suite, avec notamment des personnes du territoire marseillais, puisque je pense que l’on a beaucoup à imaginer et à construire ensemble.
Pierre Massis : Modérateur
Merci beaucoup Marjolaine ! Très belle énergie. Ce que je retiens dans l’échange, c’est ce retour au low-tech, bien sûr vous l’avez précisé il ne s’agit pas de faire comme avant, mais le fait de revenir vers des solutions fondamentales, basiques, cela s’explique par l’urgence de la situation, par la problématique des ressources contraintes. Mr Auzet nous témoignait plus tôt du fait qu’on a plein de solutions pour faire mieux, en valorisant la proximité, en valorisant la disponibilité, en valorisant l’intelligence collective, et Mr Lardic nous disait lui qu’il est maintenant urgent de faire quelque chose. On se rend bien compte qu’on le veuille ou non, qu’on est obligé de penser low-tech aujourd’hui, pas seulement pour des raisons financières, mais aussi pour des raisons d’intégration, des raisons de savoir-être ensemble, des raisons de compétences partagées, et encore une fois d’intelligence collective.
Marjolaine Bert : Fondatrice et présidente de l’association EKO! et du projet « Low-tech with Refugees »
Je pense que l’on est dans une société où tout est interdépendant, y compris en ce qui concerne les enjeux, et on ne peut pas décorréler les problématiques migratoires, des problématiques environnementales. Aujourd’hui, la connaissance qu’on a des motivations au départ, qui peuvent être liées à des tensions d’accès à l’énergie fossile en Amérique centrale, ou à la désertification au Sahel, à la démographie, etc, font que l’on ne peut pas être dans un « interventionnisme de pansement ». L’humanitaire d’urgence qui a pour objet premier de traiter le problème au plus rapidement en fournissant une couverture, des tentes etc, est certes nécessaire. Mais quand on est confronté à des problématiques qui s’étalent dans le temps comme c’est le cas dans les camps de réfugiés, ou de personnes qui dorment dans la rue à Marseille pendant des années, je pense qu’il est essentiel d’avoir cette approche systémique, cohérente, et globale. Elle doit intégrer la diversité de ces enjeux sociétaux au sein de l’action, qu’elle soit menée par des politiques, par le monde associatif, qu’importe. Il faut que cette approche soit systématisée.
Pour prendre connaissance de la présentation de Marjolaine Bert, c’est par ici