Nous poursuivons la mise en ligne des interventions des orateurs du dernier webinaire, consacré au low tech en Méditerranée.
Pour mémoire, le webinaire du 1er juillet est le dernier d’une série de quatre, destinés à traiter de la rareté de ressources de Méditerranée, mais aussi des solutions, traditionnelles comme innovantes, qui s’appliquent à la recherche, à la conservation et à une gestion optimisée de celles-ci.
Voici la deuxième intervention de la seconde session, celle des représentants des territoires méditerranéens :
Intervention de Vannina Bernard-Leoni : Directrice Pole Innovation & Développement à l’Université di Corsica Pasquale Paoli
Bonjour à tous, merci pour l’invitation. Effectivement, l’échelle va quelque peu changer pour revenir sur un territoire aux dimensions moins vastes puisque nous allons traiter de territoire insulaire. Ces territoires, vous le savez, disposent de caractéristiques assez spécifiques, tels que les enjeux d’accès aux ressources et les contraintes logistiques très prégnantes, et par conséquent la question de la low-tech peut recevoir une pertinence toute particulière.
Ce que je souhaite signaler en préambule, c’est que je fais aussi connaissance avec l’AVITEM, ce qui fait que je suis d’autant plus heureuse de participer à cet événement et de découvrir l’ensemble des intervenants. L’angle qui m’est apparu le plus pertinent dans la présentation que je vais vous proposer relève un peu de l’inventaire des expérimentations qui sont mises en place en lien avec l’Université de Corse, à Corte. Je n’ai pas prévu de diapositive générale sur la Corse, mais il faut bien garder en tête que sa nature insulaire amène un enjeu très fort d’autonomie, dont on parle beaucoup aussi d’un point de vue politique. C’est aussi une grande réalité qu’il faut recouvrer du point de vue de la matérialité des choses, notamment la question de la ressource et de la culture technique qui font relativement défaut. Vous le savez sans doute, l’économie corse est désormais très tertiarisée ce qui fait qu’il y a des enjeux de regain de cette culture technique, et c’est précisément ce que nous essayons d’impulser.
Je vous propose en ouverture un petit mot sur l’Université de Corse qui est le seul établissement d’enseignement supérieur et quasiment de recherche du territoire et qui dispose donc d’une responsabilité particulière sur la question du développement territorial. C’est pourquoi le service dont je m’occupe depuis quelques temps s’intéresse particulièrement à mettre en œuvre des solutions de développement local. C’est un très récent service appelé « Pôle innovation et création ». Evidemment, derrière cet intitulé on peut ranger tout un tas de choses et cela peut devenir vraiment illisible. Néanmoins, le mot « innovation » n’a pas été choisi au hasard car nous avons opté d’emblée pour un parti pris : il nous est apparu indispensable d’assumer une représentation d’innovation du territoire, par le territoire, par les usagers, par les partenaires.
C’est donc finalement quelque chose de très bottom-up, ce qui n’est pas vraiment la dimension classique de l’innovation en université. En effet, en général, elle résulte plutôt de la recherche publique dans un processus très encadré, très long, et plutôt top-down. À l’inverse, nous essayons de valoriser cette approche bottom-up dans notre pratique de l’innovation, en insistant sur sa proximité, comme cela se matérialise avec la création d’un tiers-lieu dont vous avez une image en diapo 2. Ce tiers-lieu, dénommé « Fabrique de territoire », rassemble plusieurs outils de développement territorial : un Fab Lab et un Fab Lab pro, un espace de coworking, un pôle pépites -qui est en fait une sorte de pré-incubateur de projets d’entreprenariats- et une programmation sur différents sujets qualifiés de favorables à la transition écologique et sociale.
Dans l’innovation telle qu’on l’entend, il n’y a aucune rupture et, au contraire il y a une dialectique très forte avec l’existant, notamment avec la dimension culturelle et patrimoniale. C’est pour cela que nous avons souhaité nous installer dans le bâtiment que vous voyez aussi en diapo 2, bâtiment historique avec une charge symbolique très forte puisque qu’il s’agit du Palazzu Naziunale, siège de la Corse pendant la période éphémère de son indépendance. Pour rester sur cet aspect historique, et vous en avez parlé plus tôt, nous mettons particulièrement l’accent sur la dimension de « rétro-innovation », c’est-à-dire que l’on va aller puiser dans le passé pour collecter des solutions qui peuvent avoir à nouveau aujourd’hui leur pertinence.
Enfin l’équipe est construite en favorisant la transdisciplinarité, avec des gens qualifiés dans des domaines hybrides, des « disciplines carrefours » qui font les ponts entre les pratiques, entre les réflexions et entre les secteurs. On y retrouve des personnes qui viennent du design, de l’entreprenariat, ou de l’ESS. Selon nous, l’innovation relève aussi de la communication, de la circulation de l’information, et nous portons une attention particulière à soutenir une innovation recentrée sur la dimension humaine.
Comment envisage-t-on la technologie ? Déjà, il faut préciser que l’illustration principale de notre vision de la technologie, c’est la mise en place de ce Fab Lab il y a 5 ans. On a désormais un espace plus grand, aux alentours de 600m², avec cet objectif, depuis son ouverture, de contribuer très fortement au renouveau d’une économie productive en Corse, pour essayer de rééquilibrer une représentation de l’économie locale. Même si notre action reste modeste, c’est une petite logique de rééquilibrage de la dimension du territoire, trop axée sur le tertiaire, afin d’accompagner le regain d’une culture plus technique. Cette culture technique, on l’a beaucoup perdue en Corse, et il y a eu un très fort « « délestage culturel », notamment au niveau des savoir-faire et de l’exploitation des matériaux locaux. Cela peut paraître paradoxal quand on connaît le discours ambiant à propos de la préservation de la culture mais en fait il y a de nombreux éléments symboliques et peu d’éléments matériels.
En conséquence, la mise en place de ce Fab Lab, c’est avant tout la mise à disposition d’un parc machine, que nous avons voulu hybride. On y trouve, bien entendu, l’ensemble des outils à commande numérique (découpeuses lasers, imprimantes 3D, fraiseuses, etc.), mais également les outils traditionnels. Il s’agit de montrer qu’il n’y a pas d’opposition entre des technologies considérées comme pointues et futuristes et la façon dont, par le passé, on transformait la matière, on produisait, on construisait, etc. Ce parc machine en est une véritable illustration, en alignant à la fois des machines très technologiques aux côtés de métiers à tisser ou de tours à bois. Nous avons aussi mis sur pied une équipe dédiée à l’accompagnement des savoirs pour essayer de redonner aux usagers du Fab Lab le plaisir de transformer, de travailler la matière mais aussi la conviction de se sentir plus légitimes pour transformer une société à travers la promotion de cette philosophie des Makers, du DIY, et de l’Open source.
Nous soutenons également de nombreuses actions autour de l’expérimentation de matériaux locaux, très sous-exploitée en Corse, voire totalement inexploitée. C’est le cas de la laine par exemple qui est devenu un déchet, la pierre qui en Corse n’est plus exploitée ainsi que le cuir. La laine comme le cuir signifient l’existence d’élevages et donc un « gisement » ; cependant, il n’y a pas de valorisation de ces matériaux. De même, il n’y a plus aucune utilisation de la terre locale, la filière bois se porte mal, le liège redémarre tandis que les fibres végétales sont totalement oubliées. Nous avons mis en place des « résidences de design » qui nous permettent de restaurer l’usage de ces matériaux locaux. De la même façon, nous mettons en place des dispositifs de type workshops entre artisans et designers pour permettre de croiser à nouveau les savoir-faire traditionnels et les nouvelles méthodes de conception et de fabrication. Et puis nous avons lancé ce pré-incubateur « pépite », qui nous permet d’accompagner les porteurs de projets d’entrepreneuriat qui sont dans une démarche d’économie productive et circulaire. L’ensemble de ces actions nous a permis de constituer une communauté qui commence à être assez solide. Une communauté à la fois solidaire et créative sur laquelle on s’appuie pour essayer de mettre en perspective un autre modèle de développement pour la Corse.
Je vais maintenant faire un petit focus sur une action forte dans le domaine de l’économie circulaire, parce que, évidemment, celle-ci est au fondement même de la mise en place du Fab Lab. Ici, nous sommes dans une logique de valorisation des matériaux locaux, d’utilisation des compétences locales et mettons en œuvre une politique de zéro déchet. Depuis un an, nous avons installé un atelier de recyclage local du plastique. On y trouve des machines open-source, diffusées sous l’appellation Precious Plastique, car nous avons effectivement pu récupérer leurs kits de montage. Il y a une machine qui broie, une machine qui peut fondre et permettre de ré-usiner, ainsi qu’une machine à injection ou une extrudeuse. Le résultat de cette initiative, c’est que nous avons de plus en plus d’étudiants ou même d’usagers en général de notre tiers-lieu qui viennent expérimenter cette logique-là, pour réaliser de nouveaux objets. Ce qui est particulièrement notable, c’est que nous avons aussi réussi la greffe avec des collègues chercheurs, en chimie et en génie civil qui sont en train de faire des tests de nouveaux matériaux composites, où on trouve à la fois du plastique recyclé et des adjuvants de liège ou de silice. Ils testent actuellement la résistance de ces nouveaux matériaux pour imaginer ce qui pourraient être de nouveaux revêtements, ou des systèmes de briques composites par exemple. Ces expérimentations sont encore en cours et la greffe avec la recherche nous intéresse particulièrement de par notre position de service de l’Université. Jusque-là notre centre de gravité était surtout centré sur le territoire et l’enjeu pour nous aujourd’hui c’est peut-être de reconnecter un peu plus avec la dynamique scientifique, dont nous sommes aussi évidemment partie prenante.
Je voudrais maintenant faire un zoom sur des programmes que l’on a montés avec l’Ecole d’ingénieurs intégrée à l’Université et qui s’appelle « Paoli Tech ». Pour être dans la continuité de l’intervenante précédente, nous avons aussi une forte conviction sur la question de la construction, de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme et nous avons donc pu mettre en place, pour la première fois en Corse -ce qui est un paradoxe-, un diplôme autour des enjeux d’architecture et d’aménagement du territoire. Il n’y avait pas en Corse jusqu’à présent de formation sur ces sujets. Il y a en fait très peu d’enseignements autour des sciences du territoire et nous essayons progressivement d’y remédier. Nous avons donc monté en partenariat avec l’Ecole d’architecture de Montpellier, un diplôme universitaire dont le titre n’est pas forcément très lisible : « qualité environnementale du cadre bâti en milieu méditerranéen ». Mais derrière cet intitulé, il y a surtout le désir de rappeler que l’architecture vernaculaire, l’architecture située, est un énorme enjeu qu’il faut redécouvrir. Car effectivement, face à des réglementations de RT (réglementation thermique) 2012 et 2020, qui ne sont pas du tout adaptées à notre territoire, nous avons développé des solutions bioclimatiques. Vous parliez du confort d’été. Concernant par exemple les questions de ventilation naturelle, nous avons déjà en Méditerranée des solutions qui fonctionnent depuis des années, bien plus adaptées que le recours aux climatisations, notamment à travers le recours à des matériaux locaux.
Nous avons donc mis en place une équipe pédagogique et nous venons tout juste de diplômer la première promotion. Celle-ci comprend notamment de nombreux jeunes architectes, déjà diplômés, et qui ont souhaité compléter leur formation avec ce DU. Notre impression est que cette promotion pourrait ou devrait être le fer de lance d’une nouvelle façon d’envisager l’aménagement du territoire et la construction en Corse. On a proposé aussi un début de séminaire de recherche/action autour de sujets qui étaient très peu considérés en Corse, comme la question des matériaux qui est encore toute neuve, et donc de l’architecture en lien avec le patrimoine. En synthèse, de l’enseignement, des commencements de recherche et un site internet dédié justement aux matériaux locaux que l’on essaie d’alimenter le plus richement possible.
Je voudrais également parler d’un projet sur lequel je ne suis pas impliquée personnellement, mais qui me parait assez raccord avec notre discussion d’aujourd’hui. L’Ecole d’ingénieurs Paoli Tech travaille également sur des expérimentations d’habitat d’urgence en carton. Ce sont des unités préfabriquées et expérimentales, qui ont été réalisées en partenariat avec l’Université de Catane en Sicile qui, elle, travaille évidemment sur la question des réfugiés, avec notamment une entreprise de Catane. Si en Corse nous sommes moins confrontés frontalement à la question des réfugiés, en revanche il y a tout un tas de problèmes d’accès au logement, notamment au micro-logement, et cela fait partie des pistes sur lesquelles on pourrait travailler, avec ces solutions.
Une autre perspective sur laquelle on essaye de travailler avec l’Université Paoli Tech, sur cette même question du micro-logement et du micro-habitat, c’est la construction 3D Terre. Cela fait deux ans que l’on repousse une visite d’étude en Italie, à Bologne, pour les raisons que vous connaissez. Cette entreprise italienne travaille sur du « gisement local », ce qui nous apparaît assez prometteur. Pour la première fois cette année, elle a enregistré ses premières transactions économiques de vente de micro-logements réalisés sur ce modèle. Ce sont des sujets sur lesquels on essaye de structurer un travail de veille et qu’on aimerait vraiment aller voir de plus près.
Enfin, le dernier sujet que je voulais évoquer avec vous parce serait un projet de partenariat avec l’Université Senghor à Alexandrie, Égypte, avec comme fil conducteur, de travailler sur un jumelage de Fab Lab autour de la valorisation des déchets plastique par la créativité, la culture Maker, des résidences de design, comme on a commencé un peu à les mettre en œuvre.
Voilà le catalogue d’expérimentations que j’avais sélectionné pour cette présentation. J’ai été ravie d’écouter les intervenants précédents. Cela me fait beaucoup réfléchir et surtout cela me donne envie de porter un peu plus le sujet low-tech en tant que tel, qui je crois en Corse n’est pas vraiment encore un intitulé qui circule. Au pôle, nous avons souvent ce rôle de mettre à l’agenda sociétal, parfois politique aussi, certains intitulés qui nous paraissent intéressants. Je pense aussi que dans le cadre du réseau de tiers-lieux que nous animons, cela pourrait être un sujet intéressant dans lequel nous serions nombreux à nous reconnaître. Gardons en tête que, au-delà que la dimension strictement technologique, il y a cette approche sociétale qui pourrait être un intitulé dont on se réclamerait un peu plus.
Merci à l’AVITEM et à tous les intervenants précédents !
Pierre Massis : Modérateur
Avant d’entreprendre ce webinaire, j’étais loin d’imaginer qu’il existait des imprimantes 3D qui projettent de la terre ! Vous en saurez encore plus quand vous aurez entendu la présentation de notre partenaire d’Eco-Dôme ! Vous aussi, vous serez surpris par la qualité de ses créations.
Pour revenir sur la ventilation naturelle et l’architecture vernaculaire, peut être le savez-vous, nous avons publié en étroite collaboration avec notre partenaire du Ksar Tafilelt, un « Manuel des bonnes pratiques en zone de ressources contraintes », qui traite justement d’un certain nombre de techniques et notamment de ces deux sujets, architecture vernaculaire et ventilation naturelle. C’est très enrichissant d’entendre que les territoires de Méditerranée sont calés sur les mêmes axes, centrés sur les mêmes approches pour se réapproprier les savoirs anciens et les articuler avec des techniques contemporaines.
Je trouve passionnant ce que vous avez présenté notamment car, et je pense que cela a dû plaire à M Lardic aussi, outre la concurrence entre low-tech et high-tech, vous tentez vraiment de leur attribuer une complémentarité et de les mettre en symbiose pour faire en sorte d’aller encore plus loin dans les services rendus aux habitants. J’aime aussi beaucoup le lien que vous faites entre recherche et entreprise car nous savons que c’est une donnée fondamentale. Félicitations pour ce renouveau d’une économie locale, productive et patrimoniale, parce qu’il y a de la ressource sur ce territoire et ce ne sont pas seulement les touristes qui doivent en profiter. Il est essentiel, pour que l’économie soit productive et redonne du sens collectivement, qu’elle se base sur ce patrimoine, sur ces valeurs traditionnelles, sur ces savoir-faire, même s’il ne s’agit pas nécessairement de savoir-faire de rupture. Et bienvenue aux nouvelles techniques et aux machines en open source !!
Merci beaucoup Mme Bernard-Leoni pour cette présentation, nous avons plusieurs commentaires ce qui montre bien que votre démarche nous inspire.
Pour prendre connaissance de la présentation de Madame Bernard-Leoni, c’est par ici