Nous poursuivons la mise en ligne des interventions des orateurs du dernier webinaire, consacré au low tech en Méditerranée.
Pour mémoire, le webinaire du 1er juillet est le dernier d’une série de quatre, destinés à traiter de la rareté de ressources de Méditerranée, mais aussi des solutions, traditionnelles comme innovantes, qui s’appliquent à la recherche, à la conservation et à une gestion optimisée de celles-ci.
Voici la première intervention de la première session, celle des experts méditerranéens :
Intervention de Jean-Charles Lardic : Directeur de la prospective à la ville de Marseille
Merci Monsieur l’Ambassadeur Meunier de saluer ainsi l’arrivée de la ville de Marseille à l’AVITEM. Je souligne que c’est un retour, après une petite parenthèse de désaccord politique, largement refermée depuis.
Comme j’ai été placé en ouverture de la session « experts » de ces interventions, je vais vous présenter un point de vue général qui ne va pas être focalisé sur la ville de Marseille. Cela va me permettre de porter un regard politique, économique, voire même philosophique sur les trois webinaires précédents, en soulignant à quel point les intervenants, particulièrement bien choisis -et bravo à l’AVITEM sur ce point- ont su de manière remarquable prendre du recul par rapport aux technologies, en traitant des problèmes réputés purement techniques et en mettant l’humain en avant. Cela mérite d’être souligné, et c’est le point central de mon intervention. Je vais ainsi vous parler de la perspective de la low-tech comme pratique alternative porteuse d’un nouveau modèle de développement local, durable. Par ailleurs, je vais insister sur les difficultés liées au modèle actuel dominant, qui reste favorable à une massification technologique et qui oblige les acteurs locaux, et particulièrement les communes, à s’engager fortement dans une transition sociétale portée par le low-tech.
Pour ma part, je définis le low-tech comme de l’innovation à haute intensité humaine, et d’ailleurs l’EP Euroméditerranée à Marseille a, il y a quelques années, adopté le slogan « low-tech & easy-tech ». Cela étant dit, le low-tech permet de valoriser les spécificités locales et les besoins locaux comme, par exemple, le confort d’été en termes d’habitabilité. Le confort d’été c’est une préoccupation très spécifique et bien connue portant sur le mode de vie, sur la façon d’habiter, et qui doit être adaptée forcément en fonction des territoires, souvent en fonction des saisons mais aussi en fonction des savoirs traditionnels. La low-tech permet de bénéficier de toute la créativité territoriale dans une vision de solution basée sur la nature, et cela s’exprime à 3 niveaux :
- pour le management, c’est manager les systèmes humains comme des écosystèmes naturels, ce qui constitue un facteur de résilience ;
- pour la technologie, ce sont des solutions inspirées par, si ce n’est fondées sur, la nature ;
- pour l’action, c’est aussi savoir se retirer parfois et laisser faire la nature puisque celle-ci sait parfaitement s’autoréguler.
Tout cela fait partie de la low-tech et s’articule bien sûr autour de l’humain, garantissant une approche collective, participative et solidaire. On peut le prouver à travers de nombreux exemples, comme les lampes de Lagazel, présentées dans le deuxième webinaire sur l’énergie, qui sont gérées par une école, ou encore la télégestion des capteurs photovoltaïques pour permettre une appropriation par les acteurs locaux. Et puis bien entendu, ces systèmes-là garantissent que la richesse, les profits créés soient partagés localement et, de manière plus globale, assurent un renforcement de l’autonomie des territoires dans une approche nécessairement décentralisée.
Je me permets de faire une comparaison avec le high-tech car ce sont deux concepts qui s’opposent véritablement. En fin de diapositive (diapo page 5), je pose cette question : « Est-ce que le high-tech induit une perte d’identité ? » En tous cas, on a véritablement, en raison des approches purement technologiques, des lacunes importantes qui apparaissent :
- d’abord, la standardisation, la normalisation qui viennent remplacer l’adaptation au contexte local, des importations de modèles clé en main qui ne laissent pas la place à l’imagination des territoires et des acteurs ;
- ensuite, une massification technologique, avec l’automatisation et la robotisation qui font perdre la main aux acteurs locaux ;
- enfin, une hyper consommation et des effets rebond que tout le monde connaît.
Sur ces effets rebond, il faut bien voir qu’en s’attaquant à un problème sous l’angle uniquement technologique, on crée bien souvent des effets secondaires sur d’autre secteurs. C’est un point dont je parle juste après et que j’ai nommé la « monofonctionnalité ». La plupart du temps, la technologie vient répondre à un enjeu et se préoccupe rarement de l’environnement global dans lequel ce problème existe. Ainsi, elle répond à un problème par une solution de manière séquentielle avec souvent de nombreux débordements imprévus, d’incompatibilité notamment, alors que la vision systémique permet de proposer des solutions plus pérennes. Pour terminer sur cette comparaison, il faut noter que, la plupart du temps, dès lors que l’on a une importation clé en main, cela provoque une captation de la valeur ajoutée, et par conséquent, il n’en découle aucune retombée sur l’économie locale.
Si ces deux modèles s’opposent, il faut quand même préciser qu’ils sont complémentaires, car on a besoin du high-tech et de technologies massives pour les ENRs par exemple. On a besoin de programmes d’équipement, de réhabilitation des logements mais, malgré tout, il vaudrait mieux éviter que la high-tech soit pleinement dominante. C’est d’ailleurs l’objet de la diapositive suivante (diapo page 6) que de s’interroger sur l’équilibre des forces entre ces deux modèles pour constater, selon moi, que l’on laisse assez peu de place à la low-tech à travers la massification technologique. A ce sujet, nous allons examiner ensemble deux documents phares sous un angle un peu nouveau et, pour tout dire, je ne les ai pas souvent vu étudiés sous cet angle. Il s’agit des ODDs et de l’Accord de Paris. Vous connaissez les ODDs : ils ont été adoptés en 2015 par les Nations-Unies et consistent à lister absolument tous les objectifs à atteindre par l’Humanité. Quelques semaines après, c’est l’Accord de Paris, dont je vais faire une lecture un peu particulière, en présentant notamment sa « face cachée ».
Soyons précis, je n’obère pas le fait que l’Accord de Paris soit un véritable soutien dans l’engagement des Etats à essayer de maintenir une trajectoire de réchauffement du climat inférieure à +2°. Je n’omets pas non plus qu’est enfin reconnu, suite aux demandes répétées des collectivités, le rôle des villes dans l’atteinte de la neutralité climatique. Néanmoins, quand on regarde (diapo page 10) l’Accord de Paris, quelque chose est frappant. D’un côté, on y voit apparaître 62 fois les mots « technologie » et « technologique », 9 fois pour faire des transferts Nord-Sud ; et puis on y associe aussi 22 fois les mot « financier » et « financement », ce qui laisse sous-entendre que l’on va financer les transferts de technologies et la technologie plus généralement. D’un autre côté, on ne retrouve que 4 fois la notion de « responsabilités communes mais différenciées » ce qui signifie ne pas faire porter toute la charge sur les pays du sud. On retrouve seulement 4 fois les mots « pauvreté » et « équité », 3 fois le mot « alimentation », alors que le secteur est responsable de 25% des émissions de gaz à effet de serre.
Quant à la « faim », la « santé », la « justice climatique », la « culture » et les « modes de vie », ces items n’ont droit qu’à une seule citation dans cet accord. On n’y trouve même pas le mot « inégalité », ni même le mot « numérique » dont Mr l’Ambassadeur a pourtant rappelé qu’il était très gourmand en énergie mais que, bien utilisé, il pouvait apporter des solutions extrêmement bénéfiques dans le sens du développement durable. Bien heureusement, on parle tout de même 16 fois de « renforcement des capacités ». Une autre injonction contestable dans l’Accord de Paris, c’est que l’on considère les pays développés comme exemplaires : « …les pays développés montrant la voie… ». Au vu de l’empreinte écologique des pays développés, il n’est pas si sûr que l’on montre réellement la voie ! Je pense qu’il faut vraiment rester modeste, même s’il y a des évolutions qui se produisent.
Entre ces deux modèles, il faut observer la réalité. La réalité est influencée par des tendances et notamment des tendances lourdes qui pèsent en faveur de la massification technologique, comme la pression des Etats. Les Etats ne peuvent pas faire autre chose, ils ne peuvent pas, véritablement, insuffler les dynamiques de changement de comportement ou les nouveaux processus de développement locaux. Ils se concentrent sur des injonctions thématiques, la plupart du temps technologiques. Et puis n’oublions pas que les lobbies industriels ne sont pas en reste pour faire valoir des normes qui vont bientôt s’imposer comme des obligations. Il faut aussi parler de la smart city dont tout le monde parle, et qui n’est finalement pas si résiliente que ça, avec pour preuves les différentes cyberattaques dont elle est victime. En parallèle, il y a les GAFAM, qui restent non maîtrisés et dont l’ambition continue à vouloir capter l’ensemble du profit/de la rente de la nouvelle économie.
Un autre phénomène technocratique marqué qu’il faut absolument noter, c’est la préférence absolue accordée aux financements des investissements. On ne veut pas donner aux villes des aides en fonctionnement puisqu’on ne leur fait pas confiance. En revanche, si au moins les villes construisent une usine ou des équipements, on se dit qu’effectivement l’argent ne sera pas gaspillé. Mais c’est une erreur totale car les villes se disent qu’il faut en profiter et passent leur temps à présenter des projets d’investissement. Par exemple, on va favoriser la rénovation d’écoles et pas les animations pédagogiques éco-citoyennes dans ces mêmes écoles. Les programmes européens font preuve de ces mêmes travers qui consistent à favoriser les investissements et donc la création ou l’entretien d’équipements pour longtemps.
De même, l’accélération permanente des ambitions de décarbonisation risque de nous conduire vers une amplification du processus en privilégiant le recours aux solutions technologiques plutôt qu’aux changement sociétaux. Il est important ici de souligner que la comptabilité carbone me semble inadaptée à la valorisation des politiques globales, puisqu’elle ne prend pas réellement en compte l’ensemble des coûts/bénéfices. Cela est très préjudiciable quand on parle des politiques globales de transition, qui sont des politiques de long terme et dont les bénéfices carbone sont difficiles à mesurer, puisqu’il s’agit d’actions diffuses visant à un changement sociétal diffus. Et puis il y aussi ce cadre réglementaire qui bloque les innovations sociétales dont on va tous parler aujourd’hui.
Donc on voit bien qu’il est réellement plus facile de mobiliser des ressources pour de l’équipement et de la technologie que pour des actions visant à changer les mentalités et les modes de faire ou de consommer.
Je voudrais terminer en expliquant cette nécessité d’un engagement fort des villes dans une transition sociétale fondée sur les low-tech, et donc centrée sur l’humain, afin de rééquilibrer ces approches. Je ne dis pas qu’il faut gommer tous les besoins en innovations technologiques, mais on sait que les NDCs (contributions déterminées au niveau national), c’est-à-dire les engagements des Etats pris lors de l’Accord de Paris, observés deux ans après à la COP de Katowice, sont bien en dessous des objectifs de maintien du réchauffement climatique en dessous de 2°.
Il est fondamental de vraiment défendre ces approches locales dont nous sommes tous porteurs aujourd’hui, et pour cela je proposerais aux collectivités d’oser amorcer la bascule vers un nouveau modèle de société, de créer un écosystème local favorable et puis de défendre cette vision de ville méditerranéenne durable.
Si l’on rentre dans le détail, le premier point « oser amorcer la bascule vers un nouveau modèle de société », passe par de l’économie circulaire, de l’économie de la fonctionnalité, de l’économie du partage, de l’économie collaborative, de la valorisation des espaces publics par les collectivités et puis par de l’exemplarité des collectivités dans leurs modes de fonctionnement, en commençant par l’organisation et le management, comme on le disait plus haut. C’est aussi renforcer l’usage de procédés de démocratie locale pour susciter l’adhésion des populations, parce que si les équipements comme le tramway sont utilisés par les gens dès lors qu’ils sont disponibles, en ce qui concerne la modification des modes de vie en revanche, l’échange est essentiel.
À Marseille on va créer l’Assemblée Citoyenne du Futur, une structure sans doute à géométrie variable pour associer les Marseillais à l’écriture du futur de leur ville. Et cela pas seulement au niveau de la ville et de ses équipements, mais aussi au niveau des modes de vie, en tant que ville qui reconnaît sa méditerranéité, qui reconnaît la possibilité des habitants de prendre leur avenir en main ou de manifester leur créativité à travers de nouvelles formes d’économie, fussent-elle informelles. Dans cet exemple de bascule, nous devons coopérer avec la Méditerranée et je tiens à remercier le travail de l’AVITEM qui nous invite à développer des actions communes avec d’autres villes du Sud, qui peuvent nous inspirer dans ce nouveau modèle de société.
Le deuxième point « créer un écosystème favorable » implique de renforcer les rapports sciences/société et les recherches/actions interdisciplinaires. Dans ce sens, j’ai participé à plusieurs programmes avec l’AVITEM qui vont dans ce sens, qui renforcent les tissus locaux et cette créativité. Il faut bien comprendre que c’est une nouvelle posture des élus et des techniciens, c’est un lâcher-prise dans lequel on laisse faire la société civile, on laisse faire les créateurs du territoire en leur donnant les possibilités d’avoir les bonnes réglementations et de se développer. C’est d’ailleurs le but de la Cité de la Transition à Marseille, qui est le creuset de la recherche-développement sur l’environnement, sur l’innovation sociétale et qui dynamisera l’écosystème créatif de Marseille, même s’il est déjà très riche. Ce sera aussi un lieu de formation, de sensibilisation et de relance de la coopération internationale puisque c’est un enjeu très fort.
Le troisième point pour conclure, cette vision doit être « défendue collectivement lors de toutes les rencontres internationales ». Dans ce cadre, la ville de Marseille participe à toutes les COPs depuis la COP21 pour faire connaître nos réussites, et lancer un véritable plaidoyer, un plaidoyer en 3 temps :
- d’abord pour la décentralisation car c’est une clé de réussite de la mise en place d’une approche low-tech avec la participation des habitants. C’est, en même temps, une clarification de la gouvernance multiniveaux, surtout valable pour la France qui n’est pas vraiment capable, avec son mode de gouvernance, de gérer son territoire de façon systémique ;
- ensuite, c’est la participation à la gouvernance mondiale de l’environnement revendiquée par les villes depuis longtemps. Depuis “Rio +20 » en 2012, on a eu une sorte d’allégation en ce sens et on a beaucoup cru que les collectivités territoriales allaient être associées à un nouvel organe de gouvernance mondial de l’environnement qui, finalement, n’a pas été créé ;
- enfin, c’est une spécificité marseillaise je dirais, cette idée d’une transition juridique globale pour soutenir l’émergence de nouveaux modèles de développement local, sobres et inclusifs.
Cette transition juridique globale, c’est l’idée que l’on ne pourra pas changer globalement le fonctionnement du monde sans changer les règles qui le régissent. Cela peut paraître évident, pourtant personne ne s‘est attelé à cette tâche immense. Ce concept est en fait né d’une prise de conscience fulgurante d’acteurs de la société civile locale, choqués de cette vision très technocratique porté par l’Accord de Paris. Ce sont des acteurs qui ressentent au quotidien les multiples inadaptations du droit aux innovations vertueuses De fait, nous prônons un changement à travers la création très récente de « l’Institut de la transition juridique » à Marseille. J’ai personnellement porté à la COP 22 de Marrakech le premier rapport que nous avons rédigé fin 2016. Nous soutenons un plaidoyer pour une approche globale face à un changement global de modèle, une approche radicale aussi pour revenir aux valeurs originelles du droit alors qu’actuellement, pour accompagner le développement durable, il n’existe que des contournements de loi, des dérogations, des allégements de normes et des adaptations. Il faut travailler en profondeur sur des changements de la pensée juridique qui vont avoir des retombées multiples en termes de libération de la créativité territoriale. Une approche volontaire aussi car l’ancien monde est encore bien vigoureux et il est urgent de faire en sorte que les GAFA notamment, ne captent plus tous les profits aux dépends de l’économie locale. Et puis, je dois signaler que cette démarche doit être soutenue par les acteurs locaux, car ce sont eux qui sont aux premières loges, qui sont les plus concernés et qui sont les mieux placés pour constater les blocages juridiques.
Voilà, donc nous sommes prêts à accueillir toutes les volontés transformatrices pour faire un inventaire de tout ce qui doit changer dans le droit et l’articuler dans une vision globale pour, ensuite, actionner le lobbying auprès des États et des instances continentales ou mondiales sur les règles de concurrence, notamment.
Je vous remercie pour votre attention et je reste à l’écoute de toutes ces interventions qui, j’en suis sûr, vont être très riches.
Pour prendre connaissance de la présentation de Monsieur Lardic, c’est par ici