Depuis le milieu du XXe siècle, la Grande Accélération, caractérisée par le développement économique planétaire et par l’intensification des activités humaines (agriculture, industrie, transport, etc.), associée à la croissance démographique, a conduit à l’utilisation accrue des ressources naturelles (eau, énergie, terres, matières premières, etc.) mettant la planète sous pression : accumulation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, perte de biodiversité, acidification des océans, modification des cycles de l’azote et du phosphore, consommation de l’eau douce, etc.
Comme le rappelait le rapport « Les limites à la croissance » dit « Rapport Meadows », « une croissance exponentielle est insoutenable face à une ressource finie ». Si en 1972 la problématique était de montrer comment éviter le dépassement, cinquante ans plus tard l’enjeu est désormais de revenir dans les limites de la planète. Dans la continuité de ces travaux, en 2009, une nouvelle approche visant à améliorer l’information sur les risques de changements environnementaux brusques globaux induits par l’empreinte humaine et susceptibles d’affecter les écosystèmes et le bien-être, a vu le jour : le concept scientifique des neuf limites de la planète, dû au chercheur suédois Johan, internationalement reconnu pour ses travaux sur les questions de la durabilité mondiale. Il est codirecteur du Potsdam Institute for Climate Impact Research en Allemagne, avec l’économiste Ottmar Edenhofer.
Le concept de limites planétaires
Fondé en 2009 par une équipe internationale de chercheurs menée par Johan Rockström, le concept des limites planétaires définit un espace de développement sûr et juste pour l’humanité, à travers neuf processus naturels qui, ensemble, déterminent l’équilibre des écosystèmes à l’échelle planétaire : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau, l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique, l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère, l’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère.
Le concept offre ainsi une vision globale et transversale des risques planétaires car il permet de suivre les interactions entre ces différents domaines. Des seuils quantitatifs ont été définis pour sept des neuf limites. En 2009, les chercheurs indiquaient que trois d’entre elles étaient franchies (changement climatique, érosion de la biodiversité, perturbation du cycle de l’azote). Lors de la révision du modèle conceptuel (par Steffen et al., en 2015), de nouveaux seuils prennent alors en compte le niveau régional et l’hétérogénéité des processus. Une nouvelle limite est franchie (changements d’utilisation des sols).
La raréfaction des ressources (fossiles, minérales) n’est pas prise en compte dans les limites planétaires, car elle n’est pas considérée comme un système risquant de basculer dans un état radicalement différent susceptible de menacer la vie humaine. S’il suscite parfois de nombreux débats, le concept des limites planétaires est aujourd’hui reconnu et adopté aux niveaux européen (Agence européenne pour l’environnement, Commission européenne) et international (notamment par les Nations Unies).
Connaître les neuf limites planétaires
Bien qu’ils ne soient pas quantifiables de la même façon, les critères permettant d’affirmer qu’une limite a été franchie sont validés par la communauté scientifique avant et après publication. Le constat d’un dépassement se fait a posteriori. Si le dépassement du cycle de l’eau verte n’a été validé que l’an dernier, il a dû se produire il y a une dizaine d’années.
Les causes de dépassement sont purement liées aux activités humaines et aucunement naturelles. “Notre logique de croissance nous fait sortir des limites planétaires parce qu’on modifie la composition des sols, des océans, la diversité de la biodiversité et l’état climatique“, explique Gilles Escarguel[1]. Une limite planétaire est considérée dépassée lorsque “nous sommes sortis des marges de fluctuation normales de ces limites“.
Le 29 avril 2022, la revue Nature stipulait que la sixième limite concernant le cycle de l’eau douce avait été dépassée. Quelques mois auparavant, en janvier, la limite de pollution chimique avait elle aussi été franchie. La marge de manœuvre de l’humanité se retrouve alors encore plus restreinte. Puisque ces frontières planétaires déterminent les conditions de vie sur Terre, les franchir nous amènent vers un monde incertain puisqu’on “se place dans une insécurité systémique qu’on ne peut appréhender“, développe Gilles Escarguel. Bien sûr, dépasser les limites planétaires ne nous entraîne pas vers une fin du monde immédiate, mais cela modifiera profondément et brutalement nos modes de vie sur Terre. Toutefois, ce qu’il adviendra une fois que nous serons sortis des limites est la grande inconnue, même pour les scientifiques.
L’utilisation d’indicateurs de type « empreinte » (qui intègrent les impacts environnementaux des importations), lorsqu’ils sont disponibles, s’avère une approche privilégiée pour examiner la contribution d’un pays à l’évolution mondiale de ces différents processus. Car le bilan sur un enjeu écologique donné (une des neuf limites) ne peut être établi sur la seule base du territoire national. La déforestation importée ou l’empreinte carbone en sont des exemples déterminants. Ainsi, l’empreinte écologique de la France liée aux importations de matières premières agricoles et forestières s’élève à 14,8 millions d’hectares en 2016.
Connaître l’impact de la France vis-à-vis de ces différentes limites est indispensable pour conduire une transition compatible avec le fonctionnement durable de la planète. De même, l’angle de vue ne peut être strictement environnemental en 2019, alors que les Objectifs de développement durable associent dans un même agenda 2030, la sauvegarde de la planète et la prospérité des populations.
Détailler les neuf limites planétaires
- Changement climatique (limite dépassée) se mesure en concentration de CO2 dans l’atmosphère
L’effet de serre est un phénomène naturel, qui, combiné à celui de la convection (ascension de l’air chaud), offre des températures terrestres compatibles avec la vie. Cependant, l’augmentation dans l’atmosphère de la concentration en gaz à effet de serre (GES) résultant des activités humaines (notamment la combustion des énergies fossiles, l’utilisation d’engrais de synthèse, et la production de GES artificiels tels que les gaz réfrigérants par exemple) perturbe les équilibres climatiques de long terme à l’échelle planétaire.
- Erosion de la biodiversité (dépassée)
L’érosion de la biodiversité, au même titre que le changement climatique, constitue un défi majeur à l’échelle planétaire puisque nous dépendons de centaines de milliers d’espèces qui sont indispensables à notre survie, même si nous n’en avons pas conscience.
- Perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore (dépassée)
Il s’agit des produits phytosanitaires. La quantité d’intrants azotés produite pour l’agriculture est nettement supérieure à ce qui circule naturellement à la surface de la planète. Dans le cadre des travaux sur les neuf limites planétaires, l’azote et le phosphore, éléments essentiels à la vie, ont été considérés par les scientifiques comme des enjeux prioritaires. Sous l’effet des activités humaines, leur cycle biogéochimique est perturbé, ce qui peut provoquer, dans les cas les plus graves, de lourds dommages à l’environnement (anoxie des océans, eutrophisation des eaux douces continentales, prolifération d’algues vertes, etc.). Ce ne sont pas les seules substances identifiées dans le modèle des limites planétaires qui ont un rôle important dans le fonctionnement du système terrestre ; certaines sont traitées dans le cadre d’autres limites (comme le carbone, dans la limite « changement climatique ») ; d’autres devront être prises en compte (comme le silicium) dans le cadre de nouvelles limites planétaires (Steffen et al., 2015).
- Changement d’utilisation des sols (dépassée)
Les changements d’utilisation des sols à l’échelle planétaire sont principalement dus à l’intensification et à l’extension de surfaces agricoles qui conduisent au déboisement de vastes surfaces forestières. Au cours des cinquante dernières années, la transformation de milieux naturels et semi-naturels (forêts, prairies et autres écosystèmes) en terres agricoles, s’accroît en moyenne de 0,8 % par an (Rockström et al., 2009). Les changements d’utilisation des sols ont de lourdes conséquences sur l’environnement : perte de biodiversité et de services écosystémiques, érosion des sols, risque d’inondations et coulées d’eau boueuse, augmentation des émissions de gaz à effet de serre, déstockage de carbone, etc
- Utilisation mondiale de l’eau (dépassée)
L’eau douce, ressource naturelle indispensable aux activités humaines, est très inégalement répartie sur la planète : le volume d’eau douce renouvelable disponible annuellement par habitant s’étend de moins de 100 m3 dans la péninsule arabique, à plus de 30 000 m3 comme en Amérique du sud ou en Europe du nord. L’eau utilisée par l’Homme est prélevée à la fois en surface (rivières, lacs, etc.) et sous terre (nappes). Une partie de l’eau contenue dans le sol est également captée par les plantes cultivées (agriculture dite pluviale). L’eau de pluie peut aussi être récoltée et stockée, comme c’est notamment le cas en agriculture avec la mise en place de retenues.
En avril 2022, un nouvel éclairage à la limite « Cycle de l’eau », distinguant l’eau bleue et l’eau verte, est publié dans Nature Reviews Earth & Environment. En ne tenant compte que de l’eau bleue, contenue dans les rivières, les lacs et les eaux souterraines (40 % de la masse totale des précipitations), la limite « cycle de l’eau douce » n’est pas franchie. Mais les auteurs de l’étude estiment que le rôle de l’eau verte, stockée dans le sol et la biomasse (60 % du total de l’eau douce), n’a jusqu’ici pas suffisamment été pris en compte. Or, elle contribue à assurer la résilience de la biosphère, préserver les puits de carbone et réguler la circulation atmosphérique. Concernant le cycle de l’eau verte, la limite est dépassée.
- Introduction d’entités nouvelles dans la biosphère (dépassée)
Définie sous l’intitulé « pollution chimique », cette limite désignait les éléments radioactifs, les métaux lourds et de nombreux composés organiques d’origine humaine présents dans l’environnement. Il s’agit de la composition des sols, des eaux et de l’air. Ici, ce sont nos activités industrielles qui génèrent de nouvelles molécules qui n’étaient pas initialement présentes. En janvier 2022, la première évaluation liée à la pollution chimique, publiée dans la revue scientifique Environmental Science and Technology, conclut au dépassement de cette limite. Liée à l’utilisation de pesticides, détergents, métaux lourds, cette pollution peut être engendrée par des accidents industriels, des marées noires, etc. La production de produits chimiques, en particulier, multipliée par 50 depuis 1950, pourrait encore tripler d’ici 2050.
LES DERNIERES RESSOURCES
Après le dépassement, constaté en 2022, des seuils liés à la pollution chimique et au cycle de l’eau verte, seules trois des neuf limites censées définir les conditions d’habitabilité de la Terre demeurent inviolées. Et cela pourrait ne pas durer.
Seuls les seuils fixés pour l’acidification des océans, la dégradation de la couche d’ozone et l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère ne sont pas encore franchis. Mais si la couche d’ozone semble à peu près préservée, l’augmentation des aérosols présents dans l’atmosphère n’a toujours pas été quantifiée, et l’acidification des océans s’aggrave chaque année, notamment sous l’effet du changement climatique et de la perturbation du cycle de l’azote.
- Acidification des océans (presque atteinte)
Elle menace le “premier poumon de la planète, le phytoplancton”. En plus de produire de l’oxygène et de capturer le carbone, il est aussi à la base des régimes alimentaires de la faune marine. La 12ème Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique, qui s’est tenue en 2015 en Corée du Sud, a rappelé les conclusions du 5ème rapport du GIEC de 2013 : les océans se sont acidifiés par rapport à la période pré-industrielle. Le PH a ainsi diminué à la surface des océans de 0,1 unité (Rhein et al., 2013) et l’acidité des océans devrait augmenter de 170 % d’ici 2100 entraînant de lourds impacts écologiques (récifs coralliens plus fragiles, migration des espèces…) et donc des impacts économiques et sociaux.
- Appauvrissement de l’ozone stratosphérique (pas encore atteinte)
L’ozone stratosphérique désigne la couche de l’atmosphère comprise entre 20 et 50 km d’altitude. En filtrant une grande partie des rayonnements ultraviolets (UV) solaires, principalement les UVC et les UVB, cette couche protège les êtres vivants, une surexposition aux UV pouvant avoir des effets néfastes sur la santé humaine (cataractes, cancers de la peau, affaiblissement du système immunitaire) et sur les végétaux (inhibition de l’activité photosynthétique des plantes). Garantir l’intégrité de la couche d’ozone constitue donc un enjeu majeur, son amincissement excessif, voire sa disparition dans certaines zones, pouvant avoir de lourdes conséquences sur l’homme et sur les écosystèmes. Les accords de Montréal (1985) sont parvenus à faire se résorber légèrement le trou dans la couche d’ozone au-dessus de l’Atlantique, malgré “des inquiétudes au-dessus du Groenland”.
- Augmentation des aérosols dans l’atmosphère (non quantifiée)
Les aérosols désignent des particules fines en suspension dans l’air, solides (poussières) ou liquides (embruns), de nature organique (suie) ou minérale (roche érodée). La grande majorité d’entre elles sont d’origine naturelle (éruptions volcaniques, tempêtes de sable, etc.) mais elles peuvent également résulter des activités humaines (aérosols primaires) ou de transformations physico-chimiques dans l’atmosphère (aérosols secondaires). Les aérosols sont susceptibles d’agréger de multiples substances d’origine différente. Leur composition, au droit d’un territoire donné, dépend en partie des activités qui s’y déroulent.
[D’après Tout comprendre aux neuf limites planétaires (linfodurable.fr) et Limites planétaires – notre-environnement]
[1] Gilles Escarguel est enseignant chercheur : P3E Université Lyon 1,au CNRS et à l’UMR 5023 – LEHNA (Laboratoire d’Ecologie des Hydrosystèmes Naturels et Anthropisés). Il est également Responsable BMTP (Biogéographie et Macroécologie en Temps Profond)