Nous poursuivons la mise en ligne des interventions des orateurs du dernier webinaire, consacré au low tech en Méditerranée.
Pour mémoire, le webinaire du 1er juillet est le dernier d’une série de quatre, destinés à traiter de la rareté de ressources de Méditerranée, mais aussi des solutions, traditionnelles comme innovantes, qui s’appliquent à la recherche, à la conservation et à une gestion optimisée de celles-ci.
Voici la première intervention de la seconde session, celle des représentants des territoires méditerranéens :
Intervention de Najet Aroua : Maître de conférences, architecte, urbaniste, Université de Biskra, Algérie
Bonjour à tous, je suis heureuse de contribuer à ce webinaire à partir d’Alger où il fait toujours beau.
C’est du point de vue de sa mise en œuvre et du terrain que je souhaite aborder le sujet du low-tech, c’est à dire de la formation aux métiers de la ville et de l’aménagement du territoire : celle des aménageurs, des urbanistes et des architectes appelés à mettre en œuvre la ville low-tech. En fait, c’est un peu une plaidoirie pour le renforcement des programmes de formation de ces acteurs partant d’une expérience pédagogique partagée avec d’autres collègues qui enseignent entre autres la performance énergétique, le bioclimatisme, le « water sensitive urban design ». Je voudrais aborder le sujet à travers un cas illustratif, celui de l’Algérie, et l’enjeu de prise en charge de l’eau par d’aménagement du territoire et l’urbanisme. Il arrive en effet que les problèmes soient identifiés, que la stratégie soit élaborée et même institutionnalisée, alors que la mise en œuvre reste au stade de balbutiement, sinon inexistante. Ce qui soulève un questionnement sur l’identification des problèmes, des stratégies, des modes et voies de mise en œuvre du low-tech en urbanisme et en aménagement du territoire.
En l’occurrence, les questions discutées ici relèvent du pourquoi, comment, par et pour qui former à la ville low-tech ? Sachant que la ville low-tech est en réalité la ville durable qui s’appuie sur des solutions en ligne avec les ODDs.
En principe, la ville low-tech s’appuie sur les ressources locales sociales, économiques, culturelles et environnementales, et se réfère à une vision à long terme s’appliquant à un espace élargi, qui peut être la biorégion ou le bassin versant. Sur cette première diapositive, je reviens sur le sujet très actuel des enjeux de l’eau, voire la crise de l’eau, en Algérie. Une question lancinante qui ne trouve à ce jour que des réponses symptomatiques, palliatives. On peut voir (diapo page 1) qu’en 1962, c’est à dire à l’indépendance de l’Algérie, le pays avait environ 13 à 15 barrages. Aujourd’hui, on en compte 94 et 5 autres sont en construction. En 2030, ils seront environ 140. Sur la partie gauche vous pouvez voir la situation géographique des barrages, qui se trouvent principalement dans les régions hydrographiques nord. On voit aussi sur la carte en dessous toutes les stations monobloc de dessalement d’eau de mer reparties le long de la côte. La réutilisation des eaux usées traitées est très timide et n’est pas systématisée. Quelques projets pilotes ont permis d’expérimenter leur usage en irrigation ou l’arrosage.
Cela montre que le problème hydrique en Algérie est traité à travers des solutions technologiques de plus en plus sophistiquées et coûteuses à travers les barrages, le dessalement ou la recherche effrénée et désespérée de nouveaux champs de forage des nappes souterraines dont certaines auraient enregistré un rabattement spectaculaire de 30 jusqu’à 100 mètres par endroit. Aujourd’hui, les techniques de forage facilitent l’exploitation de la nappe albienne, qui est une ressource fossile et par conséquent difficilement ou non renouvelable. On comprend bien que toutes les ressources conventionnelles et non-conventionnelles sont mobilisées ou sur le point de l’être alors que la demande continue d’augmenter.
Ces infrastructures hydrauliques, dont certaines sont hautement technologiques, ainsi que les budgets consacrés à l’eau sont une priorité stratégique pour l’Algérie. Pourtant, du moins cet été, au Nord, supposé riche en eau, cela n’a pas empêché le retour des camions citernes ni les files d’habitants munis de jerricans devant les fontaines publiques ou privées, car il arrive qu’un voisin chanceux partage l’eau de sa citerne ou son puits avec le voisinage. Précisons que malheureusement souvent ce sont les enfants qui ont la charge de cette corvée.
Parallèlement à la multiplication de ces infrastructures et de nombreux travaux hydrauliques réalisés, entrepris ou planifiés, il y a un contexte climatique mondial qui accélère l’avancée de la désertification, de l’aridification vers le Nord. On observe également la réduction du volume des précipitations, phénomène naturel en Méditerranée certes, mais aggravé par les variations climatiques enregistrées de par le monde. Cette carte montre bien (diapo page 3), l’avancée de l’isohyète de 100mm/an de plusieurs kilomètres vers le nord. Les chiffres montrent une régulière diminution des dotations en eau depuis plusieurs années, à un rythme tel qu’elles menacent d’atteindre le seuil de stress hydrique, c’est-à-dire moins de 500 litres par habitant et par an.
Il y a par ailleurs un décalage entre les ressources potentielles (qui existent) et les ressources mobilisables (qui peuvent être exploitées au regard du contexte hydroclimatique et des capacités locales). On arrive aujourd’hui à la limite des possibilités offertes en termes de sites favorables à la construction de barrages ou de retenues collinaires. De même, la technologie de dessalement de l’eau de mer – qui est une solution d’appoint- présente des contraintes environnementales et économiques. Les stations monobloc ont une durée de vie de 20 à 25 ans et exigent une maintenance régulière et rigoureuse et donc de perpétuels financements. Aujourd’hui la crise de l’eau remet à l’ordre du jour les transferts interbassins. Notamment celui des eaux fossiles du Sud vers les Hauts Plateaux et le Nord, s’ajoutant aux multiples stations de dessalement et nombreux barrages existants. C’est bien un cercle vicieux dans lequel notre pays l’Algérie, à l’instar d’autres pays souffrant du manque d’eau, se trouve piégé à cause de sa grande dépendance à l’égard de technologies efficaces certes mais de plus en plus sophistiquées, couteuses et non durables.
Dans le cadre des ODD et l’approche holistique recommandée, la question qui cherche réponse est celle de la contribution envisagée par l’aménagement du territoire et l’urbanisme à la gouvernance de l’eau loin du solutionnisme technologique.
Or, tel qu’il se présente aujourd’hui, le schéma d’aménagement du territoire et d’urbanisation pourrait aggraver la vulnérabilité du territoire face à l’ensemble des aléas et risques liés à l’eau. C’est le cas des villes du Nord qui sont en train de s’étendre et se densifier à la fois, également celui des villes de moyenne ou petite taille qui commencent à se développer sur les parcours des transferts interbassins. C’est une urbanisation frénétique, encouragée par l’existence de ces usines de dessalement et cette eau abondante, miraculeuse, qui vient de la nappe albienne. Ce qui est préoccupant, c’est que nous sommes en train de bousculer l’équilibre des systèmes naturels. En ce sens, ce n’est plus la capacité de charge naturelle des sites qui oriente les schémas d’aménagement du territoire et l’urbanisation mais les espoirs, ou les illusions, que font naître ces travaux hydrauliques et la disponibilité immédiate de la ressource déversée à flots fut-ce l’espace de quelques années.
Mais, est-ce que l’Algérie a d’autre choix aujourd’hui ? C’est la grande question à laquelle on aimerait répondre positivement, bien entendu. Aujourd’hui, la crise de l’eau trouve un traitement symptomatique dans la multiplication des infrastructures hydrauliques proposées et prises en charge par le secteur de l’eau quand bien même les textes appellent à valoriser les solutions low tech et non structurelles engageant les autres secteurs. L’intersectorialité institutionnalisée encourage le traitement préventif, véritable projet de société, communautaire, envisagé à long terme, à l’échelle de la biorégion ou des bassins et régions hydrographiques avec la participation active de tous les acteurs, à tous les niveaux et à tous les aspects, économiques, techniques et de gouvernance de l’eau. C’est ce qu’on appelle la « stratégie soutenable low-tech » que l’on trouve dans les textes, dans les décrets, dans les études et même dans les guides mis à la disposition des praticiens. Cette mise en œuvre invoque l’écoconception, l’écoréalisation, l’écogestion, c’est à dire la prise en compte des structures et des facteurs du milieu, qui repose sur la contextualisation des projets, des plans, des programmes selon les capacités et les limites locales, qui favorise la participation communautaire évidemment, qui considère la technique comme une alternative et non une fin en soi. Tout cela existe déjà dans les textes quoiqu’il soit nécessaire parfois de l’exprimer plus explicitement. Cependant, il arrive fréquemment qu’il y ait un grain de sable dans la mise en œuvre.
Forts de ce constat, la première question que l’on se pose est : « est-ce que les aménageurs, les urbanistes, les architectes ont la capacité et comment peuvent-ils contribuer concrétiser les mesures low tech et la stratégie durable sur le terrain ? » sous-entendu, « les ressources humaines seraient-elles le maillon faible de la stratégie low-tech ? ». Bien entendu, elles ne sauraient être le seul maillon faible, mais poser cette question permet de s’atteler à ce qu’elles contribuent davantage et plus efficacement au changement souhaité.
Aujourd’hui l’on constate que les jeunes sont très demandeurs et porteurs d’innovation, de créativité technique et même de culture. Par la culture je veux parler de patrimoine. Ils voudraient savoir ce qui se faisait par le passé, ce qui peut être actualisé, ce qui peut être amélioré, ce qui peut être adapté. Ils sont très demandeurs, notamment de la maîtrise de toutes les technologies modernes d’apprentissage, que les enseignants sont obligés d’acquérir aussi, puisque certains n’ont pas la maîtrise de ces outils. Cela veut dire qu’il faut se former en termes de programmes, de méthodes et d’outils pédagogiques d’apprentissage. Or ce qui est traditionnellement enseigné aujourd’hui à travers les programmes de formation à l’aménagement et l’urbanisme, ce sont essentiellement les techniques d’urbanisme et d’architecture, les techniques et matériaux de construction. Les étudiants acquièrent également quelques notions d’histoire, mais qu’ils ne savent pas trop comment exploiter, un tout petit peu de géographie et pas du tout d’écologie.
L’écologie apprend à approcher l’anatomie et la physiologie d’un territoire de façon systémique, ce qui est très important car cela permet d’apprécier à leur juste mesure les capacités locales, ainsi que les dispositions et les limites de charge du territoire. Il est également important de développer l’esprit synthèse qui permet de croiser les savoirs disciplinaires techniques, scientifiques et empiriques acquis dans le cadre de la transdisciplinarité qui associe et combine savoirs théoriques et savoirs pratiques. A ce titre, j’emprunte à Mr Thierry Paquot la belle expression de « géohistoire urbaine et environnementale » pour désigner la forme de savoir qu’il est nécessaire d’intégrer à nos programmes, afin de les renforcer, les actualiser et surtout les adapter aux besoins actuels en perspective du futur souhaité. En plus des techniques de gestion, la composition urbaine, la planification et la programmation qui en font déjà partie, les programmes d’enseignement et de formation ont besoin d’être enrichis par l’introduction en force de la géographie, l’histoire, l’environnement, l’écologie.
À tous ces savoirs théoriques, devrait être associé un savoir « professionnel », transmis par des praticiens et des hommes/femmes de terrain. En règle générale, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il y a très peu de professionnels qui contribuent à la formation des aménageurs du territoire, des urbanistes et des architectes. Or, des connaissances empiriques, illustrées par des pratiques de gestion et de construction, doivent être transmises aux étudiants futurs praticiens. Sans oublier un fond de culture « populaire » qui donne du sens, un bon sens, aux projets envisagés et qui les aiderait à organiser et s’approprier tous ces savoirs, leur donner une efficacité, une efficience, une pertinence même, hélas largement absente aujourd’hui.
C’est cette démarche et ce programme que nous souhaitons développer dans les écoles d’architecture, d’urbanisme et d’aménagement du territoire. Selon nous, l’implication prioritaire en termes de formation et de responsabilité pédagogique consiste justement à associer pédagogie et culture. Pour le moment et dans le meilleur des cas, les ODDs sont cités mais non analysés de près ni expérimentés. Il est nécessaire d’aller plus loin, en sensibilisant les apprenants aux objectifs sociaux des projets urbains qui sont à l’origine de la politique de développement. Il faut aussi rappeler la finalité des projets et de toute action réalisée sur le territoire. Au-delà de l’apprentissage, il faudrait encourager l’attitude critique y compris vis à vis des programmes d’enseignement/formation, de leurs objectifs stratégiques, contenus, méthodes et outils.
Lorsque les savoirs cités précédemment sont maitrisés, l’esprit critique développé, il faut encore rappeler la dimension éthique de tout projet. Parler d’éthique est aujourd’hui encore un sujet tabou. Pourtant l’éthique est fortement revalorisée à travers les ODDs, et il est essentiel d’en prendre compte par ceux qui sont appelés à intervenir sur les composantes naturelles, environnementales et humaines/sociales du territoire.
Voilà, je pense avoir tout dit ! J’espère avoir modestement contribué à rappeler que la formation joue un rôle majeur dans la mise en œuvre des stratégies low-tech actuellement laissée à la discrétion des planificateurs et des aménageurs, et qu’elle doit être renforcée en ce sens. Pour cela il faut que la formation elle-même fasse l’objet d’un toilettage intelligent et courageux, d’une sensibilisation aux véritables enjeux nationaux et internationaux, et s’oriente en toute conscience vers le professionnalisme.
Pierre Massis : Modérateur
Merci beaucoup Mme Aroua, c’est très intéressant car vous êtes la première intervenante à envisager une stratégie low-tech sur un territoire national, à l’échelle d’un pays comme l’Algérie, qui est un très grand pays. Imaginer cette démarche de cette nature-là sur un territoire de cette taille me semble extrêmement ambitieux. Vous le dites bien, cela ne peut être envisageable sans miser sur une approche intégrée pour freiner les ambitions du tout technologique et au regard, bien entendu, des contraintes qui s’imposent.
Najet Aroua : Maître de conférences, architecte, urbaniste, Université de Biskra, Algérie
Si je peux me permettre d’ajouter c’est d’autant plus ambitieux et complexe que comme vous venez de le rappeler l’Algérie a un territoire très étendu. Il comprend plusieurs étages bioclimatiques, ce qui implique que la question de l’eau se pose de façon différente du nord au sud et d’est ou ouest et suivant les échelles considérées.
Pierre Massis : Modérateur
La part que vous donnez à la dimension éthique dans les projets me semble également essentielle. Et puis, concernant la démarche intégrée dans la formation dont vous parlez beaucoup, celle-ci prend également en compte l’ensemble des acteurs. Cela rejoint la présentation que vous aviez faite autour de la Charte urbaine d’Alger lors du premier webinaire sur l’eau. Merci beaucoup.
Pour prendre connaissance de la présentation de Najet Aroua, c’est par là